Les enjeux du dérèglement climatique occupent de plus en plus de place dans notre quotidien, notre façon de vivre, de manger, notre façon de nous déplacer dans l’espace¹. On parle ici de l’empreinte carbone produite par nos voyages et déplacements, là-bas d’économies d’énergie nécessitant alors l’imposition d’une température maximale au sein de nos habitations. À l’aune de ce que l’on considère être une catastrophe imminente, une catastrophe telle que l’humanité depuis sa genèse n’en a jamais connue², font alors irruption dans le débat politique, des termes, qui, il y a de cela sept années, n’étaient jamais évoqués : la surproduction alimentaire, la surconsommation de la viande, l’alimentation végan, et même encore de ce que l’on nomme le coût écologique de la fast fashion. Force est de constater qu’à défaut d’avoir gagné la guerre contre le dérèglement climatique³, l’écologie gagne au moins du terrain dans l’opinion publique et dans les débats politiques – qu’ils soient officiels (discours politiques, mesures politiques) ou plus officieux (réseaux sociaux)⁴.
Mais, s’il y a bien un domaine dont on ne parle peu dans le débat public - pour ne pas dire qu’il ne provoque aucune discussion - c’est bien celui de l’architecture, et, par extension, celui de l’immobilier. En effet, ni les habitats d’hier, ni les habitats d’aujourd’hui, ni ceux de demain n’échapperont à l’échéance imposée par l’enjeu du dérèglement climatique. C’est donc s’aveugler que de continuer à faire comme si l’enjeu environnemental ne concernait pas le monde du bâtiment. Une telle attitude revient à condamner l’architecture à une défaite imminente, puisque sans changer de principes, elle se retrouvera bien incapable de faire face aux changements à venir, bien incapable, au fond, d’accomplir ce que lui incombe sa fonction.
La raréfaction des ressources naturelles, qui, à elles seules constituent la matière première du domaine de l’habitat, ainsi que les conséquences imminentes du dérèglement climatique (inondations, érosion, migration écologique) doivent nous amener à changer de paradigme architectural, tant au point de vue local, national que régional. La responsabilité écologique, jadis ignorée, ou moquée, n’est plus une option ou bien encore un simple étendard faisant office de bonne conscience pour certaines entreprises peu scrupuleuses
(greenwashing) mais elle devient un impératif, un impératif qui implique d’agir et de réfléchir en conséquence. L’heure n’est hélas plus aux rires, tant la catastrophe devient réelle et palpable⁵, mais à l’action⁶. Il est grand temps de mettre au cœur du débat public l’architecture puisqu’elle concerne ce qu’il y a de plus intime chez l’être humain : notre être au monde, notre tendance à habiter le monde.
¹ Le discours du 05 Septembre 2022 d’Emmanuel Macron dans le contexte de la guerre en Ukraine, réaffirme la nécessité de « au plus vite sortir de la dépendance au charbon, au pétrole et au gaz russes, avec une stratégie qui consiste à confirmer et accélérer notre agenda climatique » afin d’« accélérer les économies d'énergies » […] et « de diversifier nos sources d’énergie, y compris fossiles, pour faire face à ce risque géopolitique » Source : https://www.viepublique.fr/discours/286225-emmanuel-macron-05092022-energie
² Voir en l’occurrence le livre d’Aurélien Barrau, Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité, Paris, 2019
³ Nombreux sont ceux qui comme Pablo Servigne, Raphaël Steven, Gauthier Chapelle dans leur ouvrage collectif Une autre fin du monde est possible, sorti aux éditions Seuil considèrent que la transition écologique n’a même pas début.
⁴ Bien qu’il faille tout de même mentionner que la question écologique n’a occupé sur 3 heures que 20 minutes lors du second tour des Présidentielles de 2022 opposant Marine Le Pen à Emmanuel Macron. Source : https://www.francetvinfo.fr/replayradio/le-billet-vert/debat-macron-le-pen-les-lignes-de-fracture-sur-lecologie_5065915.html
⁵ La crise du COVID-19, les inondations qui assaillent le Nord-Pas-de-Calais, et la prolifération des sécheresses sur le territoire français suffisent à montrer que nous ressentons bien plus tôt et bien plus intensément que prévu les conséquences du dérèglement climatique.
⁶ Michael Foessel, Après la fin du monde : critique de la raison apocalyptique, Paris, Point, 2017
Pour répondre aux enjeux du siècle, il est impératif que l’architecture se révolutionne, c’est-à-dire, qu’elle change de fond en comble ses principes d’action, réhabilite ses propres prétentions, rénove ses valeurs. Elle doit aussi apprendre à ne pas hésiter à détruire ses anciens édifices de pensées, ses idées préconçues, pour établir de nouveaux fondements. Il s’agira donc de comprendre ce que peut signifier une architecture responsable et respectueuse de la nature. Être responsable c’est être en mesure de répondre de ses actions. Lorsqu’une personne est considérée comme étant responsable, au mieux, il s’agit pour elle de signifier qu’elle doit, en pleine connaissance de cause, assumer les conséquences de ses actions, et, dans le pire des cas, qu’elle doit rendre des comptes à une autorité.
La responsabilité implique d’emblée la possibilité d’être jugé devant une instance telle que le tribunal en cas de délits et de divers litiges, et, a fortiori, d’être sanctionné. Une possibilité de jugement elle-même rendue possible grâce à ce qui fait le propre de la responsabilité humaine : le libre-arbitre. On est dit responsable uniquement lorsque l’on estime, qu’objectivement, nous étions libres d’agir de la sorte. Dès lors, parler de responsabilité écologique en architecture revient à considérer non seulement que la première instance, la première entité, à laquelle l’architecture doit rendre des comptes c’est la nature (et, par extension, à tous les êtres qui peuplent cette nature, humains comme non-humains) mais également que l’architecture même responsable constitue un savoir-faire.
Un savoir-faire, une technique qui choisit délibérément tel matériau, tel lieu, telle teinte, telle forme, telle apparence etc. L’architecture doit en conséquence assumer le prix d’une telle liberté. Et pour cause, l’architecture, parce qu’elle s’impose sur des terrains naturels et qu’elle dévie l’environnement de sa trajectoire habituelle, elle arrache de la nature un droit d’habiter sur son sol et de s’établir sur son sol. Ce droit d’habiter et de construire, s’il est un droit essentiel à la subsistance de l’être humain, à sa sécurité et à sa sûreté, (ce qui est par ailleurs rappelé dans la Déclaration des Droits de l’homme par la mention de la propriété) implique nécessairement un devoir afin d’harmoniser une telle interaction afin que ce droit ne pas un vol ou une spoliation mais un échange égalitaire et éthique, somme toute, une façon de commercer avec la nature. Mais, un premier problème intervient. Bâtir, construire, c’est modifier de façon plus ou moins irréversible le paysage naturel. A première vue, l’idéal d’une responsabilité écologique semble donc incompatible avec la fonction même de l’architecture.
Nous allons donc voir dans quelle mesure cette incompatibilité se révèle au mieux superficielle, au pire surmontable. De ce fait, parler de responsabilité écologique en architecture revient à considérer non seulement que la première instance, la première entité, à laquelle l’architecture doit rendre des comptes c’est la nature (et, par extension, à tous les êtres qui peuplent cette nature, humains comme non-humains) mais également que l’architecture doit être responsable est un savoir-faire libre. Un savoir-faire, une technique qui choisit délibérément tel matériau, tel lieu, telle teinte, telle forme, telle apparence…
Ainsi, l’architecture doit en conséquence assumer le prix d’une telle liberté. Et pour cause, l’architecture, parce qu’elle s’impose sur des terrains naturels et qu’elle dévie l’environnement de sa trajectoire habituelle, arrache de la nature un droit d’habiter sur son sol et de s’établir sur son sol. Ce droit d’habiter et de construire, s’il est un droit essentiel à la subsistance de l’être humain, à sa sécurité et à sa sûreté, (ce qui est par ailleurs rappelé dans la Déclaration des Droits de l’homme par la mention de la propriété) implique nécessairement un devoir afin d’harmoniser une telle interaction afin que ce droit ne pas un vol ou une spoliation mais un échange égalitaire et éthique, somme toute, une façon de commercer avec la nature. Mais, un premier problème intervient.
Bâtir, construire, c’est modifier de façon plus ou moins irréversible le paysage naturel. À première vue, l’idéal d’une responsabilité écologique semble donc incompatible avec la fonction même de l’architecture.
Dans son œuvre Sur l’Architecture⁷ qui constitue jusqu’alors le fondement théorique de l’architecture classique, Vitruve indique les meilleurs lieux pour construire. Il faut faire attention aux « brouillards »7 au « givre, situé sous la douce température d'un ciel pur » il faut veiller à ne pas s'installer dans un lieu où l'on pourrait « avoir à souffrir ni d'une trop grande chaleur ni d'un trop grand froid. » et il faut se méfier des littoraux.
La prise en compte des conditions naturelles du lieu, plus ou moins favorables, précède le projet architectural et sa réalisation effective d'un plan architectural. D'emblée l'architecture fait à partir des lieux naturels ou opte pour une stratégie d'évitement ou une déviation si elle est confrontée à un habitat naturel offensif. C'est donc parce que l’homme s'est retrouvé démuni face à une nature inhospitalière, rude et menaçante, qu’est née l’architecture. Celle-ci doit alors pallier la fragilité initiale de l’être humain, qui, contrairement aux autres animaux, ne peut se contenter de ce que lui donne la nature pour subsister et survivre.
L'architecture n'est alors que la manifestation effective, de ce fait anthropologique. Dès lors, c'est parce que la nature est de facto une force menaçante et imprévisible que l'homme a agi sur elle et a bâti des habitats et des refuges. Une action, qui, certes, s'avère disproportionnée, mais qui initialement, a justifié l’entreprise architecturale et même celle de toutes les sciences appliquées, de toutes les techniques, de tous les savoir-faire humains. Saisir cette origine anthropologique, qui révèle l'ontologie particulière de l'être humain qui est un animal parmi les autres sans être un animal comme les autres, permet également de comprendre que l’existence de l'architecture relevait jadis d'une forme de légitime défense. L’extrême faiblesse de l’homme confrontée à l'extrême force de la nature a justifié une action sur la nature - qui a fini par devenir tout aussi extrême - mais, qui, initialement, faisait preuve de bon sens.
De cette dette symbolique, dont la dimension anthropologique n’est plus à nier, est née l’architecture. Le mythe de Prométhée manifeste à merveille cette extrême vulnérabilité de l’homme, animal le plus frêle du règne animal, ainsi que la compensation qui fut trouvée afin de pallier ce défaut originel. Dans le récit mythologique, Prométhée vole le feu divin pour le donner aux humains, leur conférant ainsi le pouvoir de la civilisation, de la technologie et du progrès. Cependant, cette transgression divine engendre également des conséquences, notamment la colère de Zeus et la nécessité pour Prométhée de subir un châtiment éternel. De manière analogue, l'homme, à travers son histoire, a souvent exploité les ressources naturelles de façon excessive, faisant fi des équilibres écologiques et des limites de la planète. Cette quête de progrès et de domination a souvent conduit à des déséquilibres environnementaux et à des crises écologiques. L'architecture environnementale intervient ici comme un acte de rédemption moderne.
Elle représente une nouvelle vision, une réconciliation entre l'homme et la nature. Inspirée par la sagesse de Prométhée qui a apporté la lumière aux hommes, elle cherche à canaliser l'innovation et la technologie pour créer des espaces bâtis qui respectent et s'intègrent harmonieusement dans leur environnement naturel. Tout comme Prométhée a dû payer le prix de sa transgression, l'homme moderne prend conscience des conséquences de son exploitation insouciante de la nature. Ainsi, l'architecture environnementale se présente comme une voie de réconciliation, une démarche qui cherche à réparer les torts passés en embrassant une approche plus respectueuse, durable et équilibrée de la relation entre l'homme et son habitat naturel.
En ce sens, elle incarne une nouvelle forme de partenariat entre l'homme et la nature, une collaboration où l'innovation et la créativité servent à préserver et à célébrer la beauté et la diversité du monde naturel. C’est ainsi parce que la nature a laissé l’homme démuni que celui-ci s’est arrogé le droit d’agir sur elle. Or, ce droit ayant largement été usé et abusé, l’homme doit désormais s’imposer le devoir d’habiter le monde de façon responsable.
⁷ Vitruve, De l'Architecture, Livre I, « Sur le choix d'un lieu qui soit sain », Bibliothèque Latine-Française, Pankoucke Editeur, Paris, 1848
Il s’agit désormais, par le principe de responsabilité, de dépasser ce rapport de force, qu'il soit en faveur de la nature ou de l'homme. Afin de s'extraire ce cercle vicieux, nous allons voir qu'il faut établir de nouvelles bases, il s'agit comme l'indique Fanny Parise d’établir un « nouveau contrat sociétal »⁸ afin de « reconsidérer nos valeurs et réviser nos modes de vie d'un point de vue anthropologique ».⁹ Cette reconsidération passe, nous allons voir, par un changement axiologique et normatif. Mais à partir de quel principe initier une telle dynamique ? Nous proposerons dans cette partie d’envisager une réappropriation du principe de responsabilité – théorisé par le philosophe Hans Jonas dans le Principe Responsabilité et de la méthode critique d’Emmanuel Kant dans la Critique de la raison pure – dans le domaine de l’architecture afin de montrer que le respect d e s limites planétaires n’équivaut pas tant à une perte qu'elle n'était la condition de sa pérennité. Dans le Principe Responsabilité, Jonas pose un nouvel impératif moral qui doit régir toutes les actions humaines : Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre.¹⁰
Tout d’abord, l’impératif moral de Jonas n’est autre qu’un impératif qui pose comme condition de possibilité de toute action l’existence de l’humanité, dans son sens le plus large : humanité qui est et l’humanité à venir. L’agir, dès lors, ne doit plus viser seulement sa finalité immédiate, mais doit également s’inscrire dans l’horizon de la pérennité de l'humanité. L'action doit aller au-delà d'elle-même. Avec un tel impératif, ce que propose Jonas c’est une nouvelle façon de hiérarchiser les actions humaines. Le principe qui décidera du choix de l'action ou de sa réalisation ne sera plus celui l’efficacité, du gain, de la production¹¹ du rendement mais celui d'une éthique appliquée.
Agir ce n’est plus agir pour, mais agir en direction de, en ayant à l'horizon l'humanité à venir. C’est dans une telle perspective que doit s’inscrire l’architecture. Le premier critère d’un projet architectural doit désormais être celui du principe responsabilité. Cela impose dès lors de ne plus bâtir pour bâtir, pour un besoin immédiat instantané mais bâtir. Le projet architectural ne se contente plus de réaliser l'œuvre, il doit aussi se projeter sur les éventuelles problématiques écologiques que peuvent poser certains agencements avant de s'accomplir. Il s'agit, par le principe responsabilité demettre au cœur de l'architecture une éthique principalement dédiée à l'avenir de l'humanité et de la nature.
⁸ Fanny Parise, No Carbon, Paris, Payot, 2023, p. 261-262
⁹ Ibid.
¹⁰ Hans Jonas, Le principe responsabilité, Paris, Le Cerf, 1990, p. 30-31.
¹¹ Ces principes d'action sont à l'origine de l'économie capitaliste
L’analyse des contraintes et leur impact sur notre société sont donc essentiels pour comprendre et éventuellement redéfinir les contours de notre modèle de société. Par ailleurs, il est également crucial de saisir de la manière dont ces contraintes peuvent être utilisées comme leviers pour provoquer des changements sociaux significatifs et aller vers une société plus respectueuse de l’environnement et socialement équitable¹².
Mais un tel principe est vain et incomplet s'il ne suit pas une reconsidération de notre conception de la limite. On parle de limites planétaires, de ressources limitées comme si la limite était essentiellement une contrainte. Nous allons proposer ici un deuxième changement axiologique : nous verrons que la limite n'est pas négative mais bien positive. Dans la Critique de la raison pure, Emmanuel Kant remarque que la raison humaine a une tendance naturelle à outrepasser ses limites. Kant nomme cette tendance à dépasser les limites, le besoin de l'inconditionné. La raison possède en elle un désir métaphysique qui la pousse à vouloir non seulement connaître des choses qui sont hors de sa portée mais également à prétendre pouvoir véritablement les connaître. La raison veut savoir si Dieu existe, si l'univers a un début.
Or, le problème que Kant expose est que ce désir naturel de la raison s'oppose à ses capacités réelles. Certes, la raison veut prouver que Dieu existe ou non, mais la vérité est que celle-ci ne peut tout simplement pas répondre à cette question. Kant prend alors l'image de la sphère de la Terre pour la raison. Comme la Terre, la raison est limitée. La Terre devient avec Kant l'illustration parfaite de la raison humaine. Mais ce que Kant montre c'est que la Terre n'est pas tant limitée négativement que positivement. Le simple fait que la Terre et la raison humaine soient toutes les deux finies permet justement de délimiter le champ de nos possibilités. Dès lors, Kant passe d'une limite négative, d'une contrainte (la raison ne peut pas connaître si Dieu existe) d'une limite positive (il faut connaître ce qu'il nous est possible de connaître). Kant emploie ainsi ce qu'il nomme une méthode critique qui aura pour effet de réduire le champ d'application de la raison afin que celle-ci puisse. Mais cette réduction permet justement à la raison de se déployer pleinement dans le domaine qui est véritablement le sien (celui de l'expérience). Il s’agit donc d’abandonner ce désir totalement insensé pour en un sens être enfin en adéquation avec sa nature.
Effectivement, la prétention métaphysique de la raison pour Kant était une prétention vaine - car inutile – mais elle était aussi le sol de problèmes insolubles (kamplazf ¹³).
Il s'agit de transposer cette méthode critique à l'architecture. Construire sans prendre en considération les conséquences environnementales c'est un désir tout aussi irraisonné et vain que le désir métaphysique de la raison pour Kant puisque tôt ou tard le dérèglement climatique sonnera le glas. C'est aussi s'empêtrer dans des antinomies, des problèmes insolubles. Créer un bâtiment rapidement sans prêter attention à la qualité et aux risques environnementaux amènera tôt ou tard à poser divers problèmes pour le futur propriétaire ou locataire mais il posera des problèmes, qui eux-mêmes s'ils ne sont pas réglés à temps causeront d'autres inévitables problèmes. Grâce à son usage en architecture, il sera question de se poser la question : relativement aux enjeux climatiques que nous est-il permis de construire ? Que pouvons-nous bâtir ? Il s'agit alors non pas tant d'empêcher de continuer telle activité, telle pratique, mais plutôt de rendre l'activité architecture en adéquation avec ce que peut donner la Terre, d’inventer une architecture viable sur le long terme.
¹² Fanny Parise, No Carbon, Paris, Payot, 2023, p. 132
¹³Champ de bataille (terme allemand utilisé par Kant dans la Préface de la Critique de la Raison Pure)
Confrontés à l’inexorable vérité, celle produite par nos actions destructives, on a promptement érigé un nouveau leitmotiv au cœur de toutes actions plus ou moins proche de l’écologie : « le respect de la nature ». A titre d’illustration, l’éthique proposée par le développement durable, mise en pratique par de nombreux agents publics depuis les années
2006 et inscrite au programme de géographie et d’éducation civique dans le secondaire, montre dans quelle mesure cet impératif s’est progressivement imposé dans l’esprit et dans l’imaginaire collectif. Face aux conséquences désastreuses de nos actions, il semble ainsi évident qu’il faille « respecter la nature ». Pour autant, si un tel changement peut sembler légitime et souhaitable force est de constater qu’il se retrouve dans le langage souvent galvaudé et usé. Ne précisant guère ce qu’il faut entendre par respect ou par nature, la formule « respecter la nature » une fois libérée de cet apparat est une phrase qui sonne creux. L’évidence supposée de sa signification a fini par rendre cette formule vide de tout signifié et de tout signifiant tant qu’elle y subsume tout et n’importe quoi. Dès lors, nous nous demanderons ici dans quelle mesure il peut encore être cohérent et sensé de parler d'une architecture qui respecte la nature si celle-ci agit sur la nature et lui a très souvent fait violence.
On peut dire que l’architecture manipule la nature c’est-à-dire qu’elle use de stratagèmes pour mieux les retourner contre elle. C’est son terrain de jeu. Manipuler c’est avant tout déplacer, arranger, manier, tâter. En latin, manipuler signifie conduire par la main. De la simple élaboration intellectuelle et projective, au contact physique en passant par la transformation d’un lieu par l’acte manuel et artisanal, tout dans l’histoire d’un bâtiment est en soi affaire d’une manipulation de la nature. Un tel contact semble s’opposer à l’idée que l’on se fait du respect de la nature. On peut, à première vue, comprendre le respect de la nature comme une forme de vénération, de sacralisation de celle-ci. On respecte ce que l’on vénère et ce que l’on ne veut pas toucher.
La mise en place d’un respect de la nature équivaudrait alors à instaurer entre la nature et les humains une frontière semblable à celle instaurée par les civilisations religieuses. Celle qui, délimite effectivement le monde sacré – qui serait ici le monde naturel – et le monde profane – l’ensemble des productions anthropiques. Respecter la nature ce serait alors la laisser telle qu’elle, tout en considérant que nos actions ne relèvent pas de la nature, mais de l’artificialité propre à ce que les scientifiques nomment depuis l’anthropocène.
C’est aussi partir du principe que celle-ci, de toute façon, est un être immaculé, immuable qu’il ne faut sous aucune condition changer et bouleverser. Or, une telle idée se heurte non seulement à une impossibilité factuelle - celle de la survie de l’espèce humaine – mais aussi à une erreur logique sur l’essence de la nature. L’un des principaux caractères de la nature, retenu par Aristote dès l’Antiquité grecque dans sa Physique, c’est celui du principe (arkhè en grec ancien). Par principe, Aristote entend la cause du mouvement chez les êtres, ce qui fait que tel être croit, que de tels êtres se reproduisent. Bref, la nature en tant que physis c’est l’ensemble des choses qui naissent, grandissent et meurent. Loin d’être figée, la nature est dynamique et rejette toute inertie. Elle est ce qui se corrompt, c’est-à-dire ce qui se fane et se transmet par génération. Elle change, se modifie, se transforme. Dès lors, agir sur la nature en la modifiant, est-ce véritablement un signe d’irrespect ou bien un simple prolongement, certes à une échelle humaine et donc artificielle mais un prolongement malgré tout de cette même impulsion engendrée par celle-ci ?
Il s’agira alors de dépasser ces fausses antinomies ; celle d’une part d’une nature totalement passive et d’une action humaine omnipotente, celle d’autre part d’une nature complétement divine dont le respect exige une paralysie complète de nos actions anthropiques et techniques.
Le respect de la nature doit s’élaborer et se redéfinir dans une dialectique dynamique bien plus fidèle à la nature, une dialectique à l’intérieure de laquelle nous acceptons que la nature agisse sur nous autant que nous agissons sur elle, où celle-ci subit nos actions autant que nous subissons les siennes en vertu non pas d’une relation complétement asymétrique et disproportionnée mais au nom d’une même et commune appartenance, celle de la Terre. Bruno Latour et d’autres philosophes avaient d’ores et déjà pointé l’importance de garder en tête le concept d’immanence : la nature, la Terre ne sont pas des instances totalement extérieures à nous, auxquelles nous pouvons nous confronter mais nous sommes des parties intégrantes de celles-ci. C’est alors au nom de ce simple fait que nous sommes aussi – une partie de – la nature que le respect de celle-ci doit se situer dans un changement de l’usage de nos actions, une modération de nos prétentions. Par conséquent, il faut comprendre que le respect de la nature passe avant tout par le simple respect que l’on doit à l’humanité et aux êtres vivants.
L'architecture environnementale se présente comme une manifestation concrète de notre engagement envers une philosophie de coexistence harmonieuse avec la nature. En intégrant les principes de respect, d'équilibre et d'interconnexion, elle incarne une approche holistique qui transcende les frontières traditionnelles entre l'homme et son environnement. C'est une invitation à reconnaître que chaque bâtiment, chaque espace, est intrinsèquement lié à un réseau complexe de relations écologiques et sociales.
En adoptant cette perspective, nous pouvons créer des environnements bâtis qui non seulement s'intègrent harmonieusement dans leur contexte naturel, mais qui également inspirent une nouvelle conscience collective de notre responsabilité envers la planète et les générations futures. Ce faisant, il est alors fondamental de bâtir une nouvelle métaphysique qui puisse reconnaître le principe du monisme, c’est-à-dire de l’unité indivisible des êtres pour enfin révéler cette appartenance commune ontologique à l’origine même de cet indéfectible lien et dépendance entre les êtres, inertes ou vivants.
1. Ouvrages consultés et cités
2. Sites consultés et cités